mardi 27 janvier 2009

Tony, épisode 5. Le dialogue


La vie d'un cerveau n'est rythmée par aucun processus. Même la lumière est en permanence allumée dans cette prison aseptisée. Ravi d'avoir découvert que le cerveau du bocal d'en face est en fait une cervelle, Tony se repose avant de reprendre le dialogue. Prendre du repos signifie simplement s'efforcer de ne penser à rien. Plus facile à dire qu'à faire lorsqu'on se trouve dans une telle situation.

Voilà! Juliette semble reprendre contact. Quelques contractions de pupilles et la conversation reprend. Avec déjà plusieurs heures d'entraînement, Tony communique à bonne vitesse; disons au rythme d'une conversation orale lente.

Il espère que ces petits muscles qui lui servent à communiquer ne vont pas se fatiguer, ni même s'hypertrophier. De toute manière, il ne ressent aucune douleur.

Juliette se raconte. Elle a quarante-deux ans. Sa mémoire, du moins celle qui précède sa mise en bocal, est presque totalement revenue. Il lui manque seulement les deux jours avant son transfert. Depuis qu'elle traque le moindre indice lui permettant de reconstruire son passé, elle a imaginé mille causes qui auraient pu la priver de son corps. Une dispute avec son mari qui aurait tourné au vinaigre. Seul son cerveau aurait pu être sauvé. Il est vrai que son couple commençait à battre de l'aile. Un de ses derniers souvenirs est une chute d'un escabeau. Lui aurait-elle été fatale? Elle a également pensé à un enlèvement; mais par qui et pourquoi ?

Elle conseille à Tony de ne pas s'acharner à retrouver des souvenirs et des explications. Petit à petit sa mémoire va se réorganiser et se laisser consulter. Il faut en moyenne une semaine aux nouveaux arrivants pour parvenir à communiquer, mais plusieurs semaines sont nécessaires pour une atténuation sensible de l'amnésie.

Ces constatations concernent uniquement les bocaux munis d'yeux, c'est-à-dire environ la moitié des cas. Juliette ne sait rien à propos des autres. Personne n'en sait rien. L'idée d'un cerveau sans corps et sans aucun moyen sensoriel de communication effraie Tony, qui se sent favorisé par la présence de ses yeux et d'une oreille dont il n'a pas encore vraiment mesuré l'utilité.

Comment peut-on exister sans contact et sans échange avec son environnement ? Un cerveau qui pense, mais qui pense seulement, peut-il être considéré comme vivant ? L'état dans lequel se trouve Tony est inconcevable, mais se dire qu'il y a pire, bien pire, on atteint l'inimaginable, l'inqualifiable.

Juliette devine à quoi il pense. Ses yeux sont inactifs; il se tait, virtuellement prostré dans son récipient. Elle insiste pour lui changer les idées, pour lui suggérer des échappatoires, pour rendre la situation moins déterministe.

Etre enfermé sans raison apparente est déjà déprimant, même pour une personne ayant toute son intégrité physique. C'est le sort de beaucoup de détenus dans le monde. Mais être, en plus, obligé de vivre sans communication ni mouvement possible, relève de la pire des tortures.

A nouveau, Juliette essaie de le sortir de sa torpeur. Elle lui parle des spectacles de danse qu'elle a organisés, des personnes qu'elle connaît, de tout et de rien, en espérant distraire Tony dont elle ne voit que les yeux, mais qui lui semble complètement pâteux.

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