mardi 16 mai 2006

Tête à queue

J'adresse solennellement un grand merci aux grandes surfaces. Elles ont permis de révéler que certaines personnes ont une tête à queue.

D'abord, c'est vraiment idiot de remercier une surface, même une grande. A ce stade pourquoi ne pas engager une conversation avec un petit volume ou se battre avec un parallélépipède rectangle ? En fait je veux parler de "grandes surfaces" en tant que pluriel de "petite épicerie".

Ensuite, une personne qui a une tête à queue ne souffre pas d'une atrophie du tronc. Cette expression signifie "être génétiquement formaté et adapté pour faire la queue aux caisses des supermarchés tout en gardant son calme sa bonne humeur".

Quoi de plus agréable et de plus valorisant, de nos jours, que de passer un bon quart d'heure dans une file d'attente avec sa pizza surgelée sous le bras ? Les grands magasins ont bien compris le rôle social et formateur d'une file d'attente. En plus de créer des contacts, une attente artificiellement prolongée permet de faire le poing sur soi-même, de réfléchir sur son rôle dans la société, et surtout de penser à ne rien avoir oublié. La moindre ligne négligée sur sa liste de courses et voilà la sanction salvatrice: refaire une seconde fois la queue. Peut-être à une autre caisse afin de bavarder avec d'autres êtres humains. Cette liberté totale est toute à l'honneur des gérants de supermarchés. Le client est roi; il a le droit de choisir sa file, sa caissière, son prédécesseur.

Si vous ne faites pas partie des passionnés des files d'attente, des flâneurs invétérés, des inconditionnels de la plus longue queue, révoltez-vous!

Il est absolument intolérable de prétendre à la fois choyer les clients et les prendre ainsi en otage. Lorsque seulement deux caisses sur vingt-quatre sont ouvertes et qu'elles sont prises d'assaut par une centaine de caddies déchaînés, le seul qualificatif adapté est guet-apens. Après avoir passé une heure à entasser son butin dans son char de ferraille on hésite à tout abandonner. D'une part, il est souvent impossible de sortir sans passer par une caisse, même les mains vides. D'autre part, remettre le compteur à zéro pour repartir dans une autre embuscade n'est pas forcément réjouissant.

Nous revivons actuellement le quotidien russe d'il y a 40 ans. Sous prétexte d'économiser deux heures de salaire d'une caissière, les gérants vautours se lancent dans une concurrence effrénée avec leurs collègues douaniers. Le but ? Exaspérer le plus de personnes possible avec un minimum de moyens. Il est difficile de choisir le gagnant tellement les deux sont proches de la perfection.

C'est sans compter avec la caisse alibi, autrement dit la caisse rapide, qui n'a de rapide que la pancarte. C'est encore pire que d'installer un bureau pour la défense des droits des handicapés au 5ème étage d'un immeuble sans ascenseur. Les consommateurs sont vraiment des clients captifs, prisonniers et corvéables à souhait.

De tout temps les files d'attente ont eu une connotation négative. File pour recevoir sa paye, file pour obtenir des papiers ou des rations alimentaires, et autres files bien plus macabres.

Attendre dans un bouchon autoroutier provoqué par un accident n'est jamais agréable, mais on ne peut pas facilement élargir la route. Attendre à une unique caisse ouverte afin d'assouvir les instincts sadiques d'un directeur rétrograde n'est pas acceptable. Il est fort probable qu'une majorité de personnes seraient d'accord de payer un ou deux euros de plus pour éviter de faire la queue. Il est même fort possible que ces petites sommes cumulées suffisent largement à couvrir le salaire d'employés pouvant travailler aux caisses inutilement laissées en jachère.

Messieurs les occupants des miradors des supermarchés, il est temps que vous disparaissiez à tout jamais. D'ailleurs vous n'auriez jamais dû exister.

Quant à nous, les otages de ce pouvoir occulte et débilitant, pourquoi de temps à autre ne pas abandonner distraitement dans une file interminable un caddie débordant de victuailles ? Ou pourquoi ne pas aller faire ses courses à la petite épicerie du coin dans laquelle tout est trois fois plus cher ?

Moralité: à ce stade, il n'y a plus de moralité.

Aucun commentaire: