vendredi 16 octobre 2009

Martin et la glu.


Ce matin Martin a plus de peine que d'habitude pour sortir de son sommeil. Non pas qu'il soit plus fatigué, mais il lui semble que ses mouvements sont ralentis. Il essaie de se tourner, mais la manœuvre lui demande un effort considérable, comme dans un rêve où parfois notre corps ne répond plus fidèlement aux commandes.

Martin peut bouger son corps, mais très lentement. S'il fait mine d'accélérer, une force semble s'opposer à ses mouvements, proportionnellement à l'effort qu'il produit.

Péniblement il parvient à s'extraire de son lit et à s'asseoir à la cuisine. Chaque pas lui demande plusieurs secondes de lutte, comme si des ressorts le retenaient au sol, aux murs, aux objets. Cela lui rappelle le monde de Dalí, plus précisément des éléphants dont les longues pattes s'empêtreraient dans des montres molles recouvertes de mélasse.

Peu à peu Martin parvient à faire sa toilette, à s'habiller et à prendre son petit déjeuner. Le temps lui semble se dérouler à vitesse normale. Il pense avoir utilisé toute sa matinée pour des activités qui lui prennent normalement quelques minutes. Or, en regardant sa montre, il commence vraiment à paniquer, car il n'est pas en retard. Le temps aussi semble englué. L'aiguille des secondes de sa montre passe péniblement d'une graduation à l'autre, comme dans du miel.

Martin se pose beaucoup de questions. Il a admis qu'il ne rêve pas, mais ne comprend pas pourquoi le fonctionnement de son cerveau n'est pas ralenti. Son problème réside précisément dans cette différence de vitesse entre ses mouvements et ses pensées. Il a l'impression qu'avec des facultés mentales à basse vitesse, il ne se serait rendu compte de rien.

Plusieurs jours s'écoulent et Martin vit toujours dans cette désynchronisation, s'habituant progressivement à attendre. Il n'ose pas parler de cet étrange phénomène, car visiblement les personnes qu'il rencontre vivent tout à fait normalement. En fait, pas vraiment; certaines d'entre elles semblent perturbées.

Martin observe, Martin réfléchit, Martin échafaude des hypothèses. Après une dizaine de jours et quelques discussions délicates avec des personnes suspectes, une esquisse d'explication s'ouvre à lui.

Les gens les plus perturbés, parmi ses amis du moins, ont une caractéristique commune. Sans forcément être spécialement intelligents, ils partagent un certain sens critique, basé sur un bon sens à toute épreuve et couplé à une grande vivacité d'esprit. Comme lui, ils soufrent d'évoluer dans un environnement trop lent. Il faut préciser que Martin est spécialiste de biochimie et que son esprit n'est jamais au repos, fourmillant d'idées, d'observations et de solutions possibles aux problèmes courants.

Moins un individu se pose de questions, plus il est accro aux dérives croissantes de la société, abus de médicaments, de mal bouffe, d'intérêt pour l'immédiat, et plus son intellect semble ralenti. L'environnement de ces personnes évolue même trop rapidement par rapport à leurs facultés mentales engluées. Ces "plus lents que la moyenne" vivent mal. Ils sont dépassés par les événements, lâchent prise, dépriment, parfois se suicident. Les "simplement lents" ont une vie agréable, adaptée, parfaitement synchronisée, mais bien terne et triste, vue par le prisme des rapides.

La parole est ce qui gêne le plus les rapides, dont Martin fait partie. Elle passe par des mouvements, et donc constitue un goulot d'étranglement pour une pensée hyperactive, en réalité normale. Martin semble maintenant convaincu que l'incompétence ambiante, croissante et généralisée, qu'il constate depuis quelques années, provient de la glu à durcissement graduel dans laquelle les gens ont sombré. L'évolution va-t-elle parvenir au stade ultime, à savoir l'immobilité totale, la glu durcie ?

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