mercredi 22 septembre 2010

Ikea arrive !


Depuis quelques jours une nouvelle cathédrale jaune et bleue est disponible pour les fidèles genevois. Certains le craignaient, d'autres l'attendaient. Le fait est que le rouleau compresseur a agi, au sens propre et au figuré.

Dans une ville où il faut plusieurs années pour aménager un tunnel d'une centaine de mètres, dans une ville paralysée par les travaux, dans une ville sinistrée où la majorité de la population est constituée d'ouvriers s'affairant à creuser, démolir, dévier, construire, redémolir, Ikea aura au moins démontré un fait dont tout un chacun était conscient sans jamais oser l'exprimer. Oui, il est possible de construire à une vitesse normale.

Le parallélépipède suédois a été achevé en quelques mois seulement. On n'ose même pas imaginer combien d'années il aurait fallu, si les travaux avaient été confiés aux habituels zombies semi-anesthésiés. Lorsque l'on vit dans un monde englué d'incompétence et d'aberrations, on peine à imaginer qu'une autre réalité puisse exister.

Un passage rapide par le parking du géant bleu à col jaune nous rappelle que Genève est une ville de riches. Eh oui! Tous les parkings des grandes surface et centres commerciaux sont payants. Dans les pays voisins on a bien compris que faire payer des clients pour qu'ils aient le droit de dépenser leur argent est une idée saugrenue. Le raisonnement très subtil et typiquement suisse, c'est-à-dire strictement au premier degré, voire moins, est ahurissent: rendre les parkings payants serait censé inciter les clients à emprunter les transports publics.

Une mère de famille peut effectivement très facilement transporter une dizaine de cabas dans lesquels elle a déversé le contenu d'un caddie rempli à ras bords des courses de la semaine. Ikea n'échappe donc pas à la règle. Vous achetez un lit et quelques autres meubles aux noms imprononçables ? Quoi de plus facile que de les glisser dans un bus ou un tram ?

Mais qui donc a eu cette géniale idée ? On peut hésiter entre un sadique et un écolo pervers. Mais revenons-en à Ikea, le spécialiste des notices de montage en trois étapes, quinze langues et deux tournevis. Pour la surface de vente, aucun problème, tout est parfaitement organisé. Même les vendeurs sont anormalement aimables; c'est normal, ils viennent d'être engagés. Dans deux mois, ils auront vite intégré le marasme local consistant à parler par onomatopées, voire à se défiler devant les questions potentielles des otages du grand labyrinthe.

Quatre jours après l'ouverture, je me rends en voiture dans cette Mecque du meuble insignifiant. Le parking, pourtant bien étudié et dûment fléché de panneaux lumineux à l'ergonomie irréprochable, est peuplé par une armée de bipèdes fluorescents et quadrillé par des banderoles redéfinissant complètement les itinéraires d'origine. Soudain, un gilet fluo me stoppe net, retire consciencieusement un ruban coloré et m'invite à m'engager dans une allée vide. Au bout de dix mètres, je me trouve face à une cohorte de véhicules se dirigeant vers moi. Visiblement un bipède jaune les a libérés sans consulter ses acolytes. Vite je m'enfile dans une case. Ouf! Je vais enfin pouvoir vérifier que cet Ikea-là est vraiment un sosie des autres.

Après quelques minutes passées à admirer les tiroirs qui peuvent s'ouvrir cent mille fois, les fauteuils résistant à des poids de deux cent kilos et les cuillères pour gauchers en alliage de bois lamellé-collé et aluminium bio, j'essaie de retrouver ma voiture. Pas évident, puisque tout est fait pour que les clients viennent à pied.

Enfin les automates à tickets! Eux-aussi survoltés, mais probablement au sens propre. A droite une femme se plaint en parlant devant la grille de la machine, comme si son interlocuteur était assis à l'intérieur. Son ticket est illisible; probablement écrit dans une autre langue que les quinze officielles. "Quand vous serez devant la barrière de sortie, appuyez sur le bouton rouge et on vous l'ouvrira". Génial, me dis-je. Voilà le moyen subtil pour échapper au péage. Mais, empreint d'honnêteté, je veux absolument payer. Moi aussi je suis riche. Moi aussi je veux payer un franc pour les dix minutes passées à essayer de sortir du dédale surpeuplé. Je glisse une pièce de deux francs dans la fente aguichante. Elle retombe. Je l'y glisse à nouveau, cette fois avec un large sourire. Elle retombe. Je répète l'opération une dizaine de fois, rien n'y fait. J'essaie encore et encore avec d'autres pièces de deux francs.

Derrière moi, les autres otages s'impatientent. Enfin, l'appareil daigne accepter mon obole. Des bruits de ferraille et des lumières clignotantes le confirment. L'appareil me crache la monnaie, deux pièces de cinquante centimes, directement sur le sol. Une des deux a même glissé sous l'appareil. En quittant le robot caissier, j'entends son voisin éructer un "erci". Il s'agit probablement d'une nouvelle race d'appareils, polis, mais anormalement concis.

Ma voiture vite retrouvée, je m'apprête à sortir du monument. C'était sans compter sur les bipèdes bornés et leur complète réorganisation. Ce qui se passa pendant les dix minutes qui suivirent est inracontable. Aucun mot, sauf peut-être en suédois, ne peut décrire un tel cahot, une telle aberration. Quand je pense qu'il suffisait de laisser agir la signalisation en place!

Ce n'est pas aujourd'hui que j'achèterais l'armoire Pax Uggdal à portes coulissantes, l'étagère Tjusig ou le vase Pålitlig avec le fameux petit 'o' sur le 'a'.

Grâce à Ikea, le suédois est une langue qui n'est pas près de disparaître.

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