samedi 25 avril 2009

Faut pas exagérer.


Julien Rausch est un homme calme et posé, la trentaine et bientôt chauve. Ses lointaines origines suisse allemandes lui ont laissé un arrière goût de respect de l'ordre et des règles. C'est plus fort que lui, presque maladif, il ne peut enfreindre aucun interdit. Même en plein désert, il s'arrêterait complètement sur la ligne d'un stop imaginaire, au moins une seconde, comme il le fait habituellement. Il paie toujours ses factures le jour où il le reçoit. Jamais il ne dépasse les limitations de vitesse. Il laisse toujours sa place à une personne âgée.

Sa vie est en tout point conforme à toutes les réglementations existantes. Elle en est même devenue anxiogène. Si, pour son travail, il doit utiliser un logiciel, même cher, il l'achète. Il possède tous les CD de la musique qu'il écoute. Il offre de beaux cadeaux pour les anniversaires de ses amis. Sa femme l'apprécie, car il est généreux, jamais trop expansif, toujours de bonne humeur et prêt à rendre service.

Si tout le monde était comme Julien, les insultes et les conflits disparaîtraient à tout jamais.

Mais, depuis quelques temps, Julien s'interroge. L'environnement dans lequel il vit lui paraît de moins en moins adapté à son caractère. Lui qui ne demande jamais rien à personne se retrouve de plus en plus souvent pris en otage par les autres, au sens large. Pas seulement ses concitoyens, mais tout et tous ceux qui l'entourent.

Son existence devient insupportable. Partout, on lui met les bâtons dans les roues. On lui augmente les impôts, on l'oblige à subir d'interminables embouteillages, on lui fait payer des rançons préventives stupides. Il ne comprend pas. Il résiste, il essaie de rester lui-même. Pourquoi devrait-il payer pour les banquiers incompétents qui ont dilapidé sa petite fortune. Pourquoi devrait-il payer des taxes sur son disque dur, son iPod, son enregistreur vidéo, ses DVD vierges, sous prétexte que de grands dictateurs en col blanc l'accusent d'être potentiellement dangereux ?

Quand il s'achète un film en DVD, il doit subir des messages anti-piratage. S'il veut payer avec un gros billet dans un commerce, on le lui refuse. Lorsqu'il rentre de vacances, on l'intercepte à l'aéroport en l'accusant d'importer des virus, simplement parce qu'il a une forte fièvre due à une insolation. Résultat: trois jours de quarantaine forcée et totalement infondée.

Il ne comprend plus pourquoi il doit toujours payer pour les autres. Les lois qu'il respecte tant, le forcent à les enfreindre, l'accusent de tous les maux, l'obligent à se révolter, lui le non-révolté par excellence.

Un (beau) jour, il craque. Pourquoi passerait-il tous les jours près d'une heure, sur son scooter, pour parcourir les trois kilomètres qui séparent son domicile de son lieu de travail ? Attendre derrière des files de voitures, il en a mare. Les vélos ne font aucun cas des feux de circulation, les piétons ont un comportement anarchique. Personne ne respecte personne, c'est la jungle.

Un jeudi à midi Julien entreprend une inéluctable métamorphose et décide d'enfreindre un maximum de règles. Il se sent revivre; en fait, vivre comme les autres. Ses trajets journaliers durent maintenant six à sept minutes. Les trottoirs, les voies réservées, tout y passe. Lorsqu'il utilise les transports en commun, il ne prend plus de ticket. Il ne paie plus ses factures. Il ne salue plus son facteur et parfois il l'insulte sans raison.

Il n'est pas un délinquant; il en a simplement mare. La société l'a usé, dégradé, exploité, accusé, roulé, lobotomisé. Mais maintenant il se sent mieux, adapté qu'il est devenu à ce monde irresponsable.

Le 25 décembre, il se rend chez sa mère pour lui apporter un cadeau. Deux policiers l'interpellent devant l'entrée de l'immeuble et le placent en garde à vue, sans aucune explication.

24 heures plus tard, évidemment libéré, mais sans aucune excuse, Julien rentre chez lui, prend son fusil militaire et se dirige vers une armurerie à deux rues de là. Il force le propriétaire à lui fournir un fusil mitrailleur et une dizaine de grenades. Puis, l'homme est consciencieusement ligoté. Julien se rend ensuite au commissariat d'où il vient d'être relâché. Il lance une grenade par la porte ouverte et trois autres à travers les vitres des fenêtres du premier étage. Une grosse fumée, un carnage. Un seul homme réussit à sortir, à quatre pattes, puis s'écroule.

Mais Julien est déjà reparti. Il apporte le cadeau dans la boîte aux lettres de sa mère, puis se dirige, en courant, vers la mairie, non loin de là. Il entre en bousculant quelques passants. Très vite on entend des explosions et des rafales de mitraillette. Au bout d'une minute, plus rien.

Personne ne saura jamais ce qui a poussé Julien à commettre ces crimes. Pas de mobile, pas de complices, pas de problèmes familiaux ou psychologiques connus. Un homme rangé, banal, normal, trop normal. Trop respectueux des autres et des lois.

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